L'idéologie des scénarios de J.-M. Charlier

Forum sur les aventures des 2 célèbres pilotes français Tanguy et Laverdure
Tanguy et Laverdure sur Aeroplanete
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laurent
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L'idéologie des scénarios de J.-M. Charlier

Message par laurent »

radada_1 a écrit :Pour rebondir très rapidement sur certains points délicats évoqués par Laurent (racisme, colonialisme, voire antisémitisme), s'il faut certainement faire tomber quelques tabous, il faut aussi se garder de jugements expéditifs et trop manichéens. Il convient toujours de replacer les choses dans leur contexte historique, et des propos qui peuvent sembler choquants aujourd'hui n'offusquaient personne en 1950.
Pour ma part, je n'ai jamais parlé d'antisémitisme et il ne me semble pas que l'on puisse trouver grand chose dans ce sens dans l'oeuvre de J.-M. Charlier, du moins pour ce que j'en connais. Le méchant dans Les Trafiquants de la Mer Rouge s'appelle certes Samuel Bronstein, mais ça ne suffit pas pour dire que Charlier était antisémite. Une aventure comme Mirage sur l'Orient suffirait à rétablir l'équilibre.
J'ai parlé personnellement d'anticommunisme et de gaullisme. Les méchants représentent en effet très souvent de manière transparente des pays de l'Est ou des trusts anglo-américains (ce dernier point évidemment un peu moins dans Buck Danny que dans Tanguy et Laverdure ou La Patrouille des Castors. Et le propos de ces séries est celui d'une indépendance politique et économique vis à vis de toute autre puissance, quelle qu'elle soit.
Le titre de l'article sur Tanguy et Laverdure que j'ai cité ici :
http://www.aeroplanete.net/forum/viewto ... ight=#3226
évoque le racisme, mais la conclusion de l'auteur est qu'il s'agit plutôt d'un nationalisme cocardier et, en ce qui concerne l'image des noirs, d'un paternalisme hérité de la période coloniale, mais pas d'un racisme au sens supériorité d'une race et haine vis à vis des autres.
radada_1
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Message par radada_1 »

Le raccourci était un peu rapide, désolé, je voulais évoquer ces questions de manière générale de la bande dessinée et non spécifiquement dans l'oeuvre de J.M. Charlier. L'antisémitisme a été souvent reproché à Hergé, après à la publication de la première version de l'Etoile Mystérieuse, où là, il n'y a malheureusement pas beaucoup d'ambiguités sur les intentions de l'auteur, même si celui-ci a fait amende honorable par la suite.

Maintenant, le personnage de Samuel Bronstein dans Les trafiquants de la mer rouge est évidemment un peu dérangeant, dans la mesure ou, outre son patronyme qui le désigne clairement comme Juif, il y a aussi le dessin, qui le représente avec les traits caractéristiques de certaines caricatures antisémites (idem dans l'Etoile mystérieuse, où le financier véreux Bolhwinkel relève aussi de ce genre d'iconographie - il portait d'ailleurs, dans la version originale un nom clairement sémite et était désigné comme ressortissant des Etats-Unis et non comme d'un état sud-américain de fantaisie, comme cela a été modifié par la suite).

Comme le souligne Laurent, il y a eu aussi Mirage sur l'Orient, qui fait l'apologie de la politique israëlienne, en enjolivant d'ailleurs un peu la réalité, puisque dans les années 60, les relations entre la France et l'Etat Hébreux n'ont pas toujours été au beau fixe...


Il faut néanmoins replacer cet album dans le contexte troublé de la peninsule arabique dans l'immédiat après guère, qu'essayent de restituer Charlier et Hubinon. C'est alors le terrain de jeu d'aventuriers et de trafiquants de toutes sortes, qu'ils soient Juifs, Arabes ou Chrétiens, et ll'album en question ne peut certes pas être considéré comme un brûlot antisémite.

Le "chauvinisme cocardier" supposé de la série Tanguy et Laverdure mériterait aussi qu'on s'y attarde un peu.

Cette série, contrairement à Buck Danny, était destinée prioritairement a un public de jeunes français, qu'il fallait "caresser dans le sens du poil", en présentant la France, son industrie aéronautique et son Armée de l'air sous un jour favorable. De plus, le premier dessinateur de la série, Albert Uderzo, est français. Ainsi, les "méchants" sont souvent des affairistes pouvant apparaître comme étant à la solde de l'Oncle Sam...

Je ne suis pas sûr que Tanguy et Laverdure corresponde ainsi exactement aux convictions profondes de Jean-Michel Charlier. Les scénaris sont manifestements adaptés aux goûts supposés du public français et à la situation politique de l'hexagone.

Les traits qui caractérisent véritablement la pensée de Charlier - mais JYB me contredira si je suis dans l'erreur, sont l'anticommunisme, la foi catholique et une certaine fascination pour le rêve américain. Dans Tanguy et Laverdure, il est plus ou moins obligé de laisser de côté tous ces éléments idéologiques, pour plusieurs raisons :

- La France, même si elle se dit la "Fille aînée de l'Eglise", est un pays de tradition laïque, où la séparation de l'Eglise et de l'Etat est inscrite dans la loi. L'Education nationale joue de ce point de vue un rôle déterminant, et des références trop appuyées à la religion aurait pu aliéner à Tanguy et Laverdure une partie du jeune public.

- En raison de leur passé commun dans la Résistance, les Gaullistes et les Communistes avaient, en dépit de leurs divergences idéologique, une certaine forme de respect mutuel, et De Gaulle lui-même ne s'en est jamais pris frontalement au Parti communiste, qui était à l'époque à l'apogée de sa puissance (c'était le deuxième parti politique en France), et qui jouait en quelque sorte le rôle de "parti d'opposition institutionnel". D'ailleurs en mai 68, le PCF et la CGT ont joué un rôle non négligeable dans la canalisation, pour ne pas dire la récupération du mouvement étudiant à l'origine des événements, et ont d'une certaine façon permis à De Gaulle et Pompidou de reprendre la situation en main. Donc, pas question non plus de laisser transparaître dans les scénarii de Tanguy et Laverdure un anticommunisme trop appuyé.

- De Gaulle avait fait sortir la France de l'Otan, et si les gens étaient certainement fascinés par certains aspects de la vie aux Etats Unis (confort matériel, grosses voitures, filles glamour etc...), véritable "pays de cocagne" dans les années 60, il n'en régnait pas moins au sein de la population un réél sentiment anti-américain qui ressurgit aujourd'hui. Les plus âgés se rappelleront certainement les "US GO HOME" barbouillés un peu partout lorsque la France est sortie du commandement militaire intégré de l'Alliance Atlantique.

Pour Buck Danny, d'abord publié sous forme de feuilleton, si je ne m'abuse, à destination prioritaire de la jeunesse belge, les mêmes précautions n'étaient pas nécessaires. D'une part les rapports entre l'Etat et la religion sont différents Outre-Quiévrain (l'enseignement catholique y tient encore aujourd'hui une place prépondérante), et d'autre part, la Belgique n'a elle jamais quitté les instances de commandement de l'Otan, dont le siège, rappelons-le, est situé à Bruxelles. Inutile donc non plus de ménager des susceptibilités nationalistes ou patriotiques, comme en France.

Parmi tous les albums de Tanguy et Laverdure, le plus proche, en termes d'"idéologie" (je mets à dessein les guillemets pour tempérer mon propos), de ce qui me semble être la pensée profonde de Charlier (là aussi corrigez-moi si je me trompe) est le diptyque Cap-Zéro - Canon Bleu ne répond plus. Et c'est d'ailleurs aussi le seul scénario dans lequel s'invitent Buck Danny, Sony et Tumbler, à l'occasion de l'escale de Tanguy et Laverdure sur la base US de Thulé.

Cap-Zéro - Canon Bleu ne répond plus est atypique à plus d'un titre, puisque les Etats Unis y sont clairement présentés comme les amis et les alliés de la France (ils participent aux recherches pour retrouver Laverdure, les pilotes américains du KC 135 sont sacrifiés alors qu'ils venaient ravitailler les Français en kérosène, et de surcroît, les Américains, bon princes, allaient même jusqu'a prêter leur base pour permettre de tester les Mirages dans des conditions climatiques extrêmes : plus question donc de concurrence entre avionneurs des deux pays "rivaux"). Et ce n'est sûrement pas un hasard non plus si la religion s'invite précisément dans ces deux albums, au travers du personnage du père Bolduc, sympathique et excentrique missionnaire canadien venu évangéliser les esquimaux...

Je ne sais pas quelles ont été les réaction du public à ces albums, mais dans aucun épisode suivant, les thèmes de la religion et de l'atlantisme ne sont revenus de manière aussi explicite, y compris dans ceux dessinés par JiJé, pourtant sans doute beaucoup plus proche, idéologiquement parlant, de Charlier que ne l'était Albert Uderzo, plus gaulliste-franchouillard.
Dernière modification par radada_1 le samedi 12 mars 2005, 15:34, modifié 3 fois.
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laurent
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Message par laurent »

Dans Tanguy et Laverdure, ce ne sont pas seulement l'Armée de l'Air et l'industrie aéronautique françaises qui sont montré sous un jour positif, mais aussi la politique étrangère de la France que ce soit vis à vis des pays arabes, d'Israël, de l'Afrique Noire, voire de l'Amérique Latine.
Un exemple éclairant en est donné à la planche 4 des Anges Noirs : la mission de T & L au Managua est "une occasion de rétablir une certaine présence française en Amérique Latine".
C'est en cela que je dis que T & L est une série, sinon gaulliste, du moins gaullienne, ce qui pour moi n'est pas forcément une critique, je le précise.
radada_1
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Message par radada_1 »

Je ne le prenais pas comme une critique, Laurent, mais simplement, j'ai l'impression que Tanguy et Laverdure - peut-être d'ailleurs en partie sous l'influence du premier dessinateur de la série, Uderzo - a été plus ou moins délibérément adaptée aux spécificités du public français. Et effectivement, la politique étrangère française, en Afrique (cf. Pirates du ciel), au Moyen Orient (Mirage sur l'Orient) ou en Amérique latine (Les Anges Noirs) est glorifiée.
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laurent
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Message par laurent »

C'est vrai qu'il peut y avoir là une influence d'Uderzo (un côté Astérix !). Mais La Patrouille des Castors, de MiTacq et Charlier, contient aussi ce cocktail de défense des intérêts économiques français dans certains épisodes (je ne sais plus le titre de l'épisode dans lequel un scientifique a fait une découverte que les sbires d'une société a prori anglo-saxonne veulent lui voler et que les Castors vont conserver à la France) et de défense de l'ordre ancien contre la subversion communiste dans d'autres (cf. La Couronne Cachée et Le Chaudron du Diable). A noter dans cette aventure la présentation sous un jour favorable du régime monarchique, ici en Braslavie, pays imaginaire évoquant la Yougoslavie, peut-être le côté belge de Charlier. Voir aussi sur ce point l'image du régime du Shah d'Iran dans L'Autobus Hanté et Le Fantôme.
Je dis tout ça de mémoire car je n'ai plus lu La Patrouille des Castors depuis bien des années. Quelqu'un qui connait bien la série pourrait-il nous aider ?
JYB
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Message par JYB »

J'interviens dans le débat parce que Radada a évoqué une éventuelle contradiction de ma part à ses propos, mais surtout pour dire que justement, je préfère ne pas intervenir... Non pas que je ne sois pas intéressé par tout ce qui se raconte, mais ça prend beaucoup de temps, et ce terrain politico-religieux est glissant ; en tout cas il peut nous entraîner loin.
Je dirai juste une chose, et je parle en mon nom de scénariste de BD d'aventures, et au nom de JMC en espérant qu'il aurait été d'accord : d'abord et avant tout, nous écrivons des histoires pour nous distraire, et pour distraire les lecteurs. C'est tout ! Il nous faut, certes, situer les thèmes de ces histoires dans un contexte et un lieu géographique donnés, souvent authentiques (ou transformés/adaptés, mais en filigrane, on retrouve des situations connues). Et tout le reste, c'est de la littérature si j'ose dire. Vous, les lecteurs, en extrapolez des suggestions, des suppositions sur les idées des scénaristes, alors qu'il n'y a sans doute rien à supposer. L'intention des scénaristes est toute bête : raconter une histoire, point. Personnellement, je laisse les exégètes, les philosophes, en tirer des conclusions sur le sens caché des choses, sur les intentions inavouées des auteurs... Je ne le leur interdis pas bien sûr, mais pour moi, c'est se prendre la tête pour, peut-être, pas grand chose. Vous aurez remarqué d'autre part que le site que j'ai créé sur Jean-Michel Charlier est au ras des pâquerettes : des faits, des dates, des anecdotes... Mais pas de discours sur ses idées politiques ou religieuses, que je ne connais pas d'ailleurs...
Concernant Jean-Michel Charlier toujours (son fils lit AeroPlanete et, comme dit Radada, il peut en effet intervenir), je suis certain qu'il était suffisamment malin pour naviguer entre les écueils et pour ne pas se laisser prendre dans des pièges où on risquerait de l'accuser d'être pro-ceci ou anti-cela. D'ailleurs, il s'en est bien tiré en créant Lady X, qui permet de rassembler sur une même tête tout un tas de défauts copiés sur un certain nombre d'adversaires potentiels, et il s'en est tiré dans Buck Danny et dans d'autres séries en créant des ennemis pas trop définis et sur lesquels on peut facilement taper, du genre trust international qui lorgne en direction des réserves minières ou pétrolières de tel ou tel pays.
D'autre part, c'est une évidence que des héros comme Tanguy et Laverdure, Buck Danny et ses copains, les scouts de la Patrouille des Castors, ne vont pas être anti Français pour les premiers, anti américains pour les suivants, etc. Donc, il y a une orientation obligatoire des scénarios, ce qui ne veut pas dire que le scénariste est d'accord, ou qu'il est gaulliste, ou atlantiste, ou qu'il est ceci ou cela. On raconte une histoire dans tel contexte authentique, donc les héros agissent et réagissent en fonction de ce contexte. Pas pour ça que le scénariste est d'accord avec ce qui se passe dans sa propre histoire. Si le scénariste n'est pas d'accord, dans le cas de Tanguy et Laverdure par exemple, il peut faire passer sa contestation via les propos des héros, mais ceux-ci n'ont plus rien à faire dans l'Armée de l'air et démissionnent. Et ce serait la fin des aventures de T&L... JM Charlier s'en est expliqué à de nombreuses reprises quand on l'interrogeait sur, par exemple, l'hégémonie américaine qui serait prônée dans Buck Danny. Ben non, Charlier répondait entre autres que quand il imagine une histoire, il lit les journaux, regarde une mappe-monde, et situe son histoire là où il y a de la bagarre, là où les Américains interviennent (j'ajoute : et là où ils peuvent intervenir ; ainsi, la trilogie du Retour des Tigres volants se situe dans un pays imaginaire qui ressemble plus qu'étrangement au Vietnam, mais l'histoire a été écrite 5 ans avant les faits réels...).
Quant au traitement de la religion dans ses BD, comme dans les BD des années 50 et 60 essentiellement, je rappelle que les publications pour la jeunesse étaient régies par une loi (je dis bien une loi) dite "de 1949", année où elle a été édictée, où l'aspect religieux était codifié et protégé ; donc, en résumé, de ce côté-là, il n'y avait pas intérêt à déraper... D'autre part, dans diverses salles de rédaction de journaux pour les jeunes, souvent un représentant religieux surveillait de près ce qui se montrait et se disait dans les bandes dessinées en particulier. Des scénaristes de BD étaient même des curés dans certains journaux catholiques...
Je pense que je n'en dirai pas plus, faute de temps essentiellement (sinon, Missions Kimono n°6 ne sortira pas en juin...).
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blue angel
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Message par blue angel »

radada_1 a écrit :L'antisémitisme a été souvent reproché à Hergé, après la publication de la première version de l'Etoile Mystérieuse
J'aurais encore compris si tu parlais de "Tintin au Congo" (là, on peut parler de pur rascisme) mais qui y a t'il d'antisémite dans "L'Etoile Mystérieuse" ??
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laurent
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Message par laurent »

blue angel a écrit :
radada_1 a écrit :L'antisémitisme a été souvent reproché à Hergé, après la publication de la première version de l'Etoile Mystérieuse
J'aurais encore compris si tu parlais de "Tintin au Congo" (là, on peut parler de pur rascisme) mais qui y a t'il d'antisémite dans "L'Etoile Mystérieuse" ??
Il y avait des personnages explicitement juifs dans la version originale.
Dans la version publiée en 1941 dans le journal Le Soir de Bruxelles, il y avait une mauvaise (dans tous les sens du terme) blague antisémite qui ne fut pas reprise dans la version en album. Tu peux la retrouver ici : http://www.chez.com/tintim/actualite/actualite_3.htm
D'autre part, le directeur de la banque américaine qui convoitait la météorite s'appelait primitivement Blumenstein et avait le faciès standard des caricatures antisémites de l'époque : lèvres épaisses, nez crochu...
Dans les versions d'après-guerre, la banque en question n'est plus située aux Etats-Unis, mais au Sao Rico (le drapeau fut modifié en conséquence entre les planches 38 et 48) et Blumenstein fut renommé Bohlwinkel. Mais il garda son visage (cf. pl. 22).
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laurent
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Message par laurent »

@ JYB

Je veux bien comprendre que, étant vous-même scénariste de BD et connaissant personnellement J.-M. Charlier, vous ne désiriez point vous laisser entraîner sur un terrain que vous qualifiez vous-même de "glissant".
Ceci dit, vous n'allez pas essayer de nous faire croire que vous ne savez pas que toute oeuvre de l'esprit est porteuse d'un sens et peut être étudiée pour chercher les idées qui la sous-tendent. Ces idées peuvent y être mises consciemment par l'auteur, de façon plus ou moins avouée. Elles peuvent aussi être inconscientes, ou pas totalement conscientes, de la part de l'auteur. Elles en sont alors d'autant plus intéressantes car elles ne sortent pas de nulle part, mais toujours du milieu et du temps où vit l'auteur.
On peut aussi voir transparaître certaines des opinions de l'auteur par les thèmes qu'il aborde ou,'au contraire, qu'il évite. Evoquer tel ou tel épisode de l'histoire politique ou militaire française ou américaine, c'est déjà une façon de l'accepter, sinon de le cautionner. Ce qui gêne vraiment, on le tait et on parle d'autre chose. Par exemple, vous dites que J.-M. Charlier disait placer tout simplement ses histoires là où il y a de la bagarre, mais le fait que depuis 1990, aucune aventure de Buck Danny n'ait évoqué même de loin l'Irak, alors que la Yougoslavie a été abordée, n'est sans doute pas fortuit et peut s'expliquer par les divergences des positions américaine d'un côté, franco-belge de l'autre, qui obligeraient les auteurs à un grand écart ou à des acrobaties s'ils désiraient utiliser cet arrière-plan géopolitique pour une de leurs histoires.
Vos propres oeuvres seraient d'ailleurs également très intéressantes à étudier pour analyser les représentations qu'elles véhiculent, notamment la dernière (Black Cat) où résonnent certaines des grandes inquiétudes de notre temps. C'est d'ailleurs tout le mal que je vous souhaite à terme, car faire l'exégèse d'une oeuvre est le plus bel hommage que l'on puisse lui faire et si dans cinquante ans, vos lecteurs se creusent la tête pour savoir que vous vouliez dire à telle ou telle page, cela signifiera que votre oeuvre aura atteint une certaine postérité.
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Message par JYB »

A Laurent : tu as raison dans l'ensemble (on peut se tutoyer...), mais je redis que je ne préfère pas m'engager dans une telle discussion ; non pas par crainte de la polémique ou autre, mais faute de temps ; on pourrait en parler pendant des heures et des heures - ou en causer pendant des posts et des posts... Vois avec Philou... Mais lui non plus n'aura pas tant de temps à consacrer à ce genre de discussion sur son père, et, j'en suis sûr, pas par crainte de la polémique. Et quand je dis que c'est un terrain glissant, c'est d'une façon générale ; je ne pense pas particulièrement aux BD de JM Charlier, ni même strictement à la BD d'ailleurs.
Oui, ce serait bien qu'on décortique toujours Missions Kimono dans 50 ans, d'autant que j'ai toujours dit que je vivrai centenaire, je serai donc encore là pour le voir... 8) Mais je n'écris pas mes scénarios dans cette optique ! De même que Charlier comme je l'ai dit dans un précédent post, je lis les journaux, je regarde la mappemonde, et j'envoie le porte-avions ("Clemenceau", ou "Charles de Gaulle" actuellement) là où il s'est rendu ou est susceptible de se rendre. Ce qui m'intéresse, c'est de raconter une aventure pour distraire les lecteurs ; ça ne va pas plus loin...
Et ce qui est amusant (enfin, pas tant que ça si on y réfléchit), c'est quand Francis Nicole est en train de dessiner des scènes que j'ai imaginées et écrites des semaines ou des mois avant, pendant qu'il entend en direct à la radio une nouvelle qui vient de tomber et qui figure dans mon scénario, comme une prémonition. Il pourrait t'en parler savamment, car ça l'épate à chaque fois. Un exemple au hasard : dans mon scénario "Black Cat", je parle dans une case d'attentat terroriste à Madrid. La planche de scénario avait été envoyée à Francis fin février 2004. Le 11 mars suivant, c'était le quadruple attentat terroriste à Madrid. Francis n'en revenait pas... Des anecdotes comme ça, je pourrais en donner pas mal, mais ce serait mieux de les demander à Francis car tu risquerais de ne pas me croire...
Précision sur une de tes questions : depuis 1990 (pour reprendre la date que tu cites), Charlier n'étant plus scénariste de Buck Danny pour la raison qu'on sait, c'est Bergèse qui écrit les histoires de la série. Il est donc difficile de faire une comparaison entre avant et après, vu que ce n'est plus le même scénariste, d'autant que Bergèse a lui-même dit (sauf erreur de ma part ; il faudrait retrouver le mot à mot exact) qu'il ne souhaitait pas traiter les scénarios comme le faisait Charlier et qu'il y avait des sujets qu'il n'aborderait jamais (sous-entendu : alors que Charlier les aurait sûrement abordés).
Enfin, petite précision, je n'ai pas connu personnellement Jean-Michel Charlier. Je l'ai rencontré deux fois en tout dans ma vie, et ces deux rencontres n'ont pas duré des heures, loin de là (hélas).
radada_1
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Message par radada_1 »

Quelques précisions tout de même :

Ne vous méprenez pas sur le sens de mes interventions, je ne veux pas faire dévier le forum vers des sujets "glissants" mais je trouve intéressant d'analyser les ouvrages de Charlier sous des angles différents du simple commentaire de la réalisation graphique ou de la construction du scénario. Ni Buck Danny, ni Tanguy et Laverdure, ni la Patrouille des castors (mais là, je ne m'avancerais pas plus loin car je connais mal la série) ne sont neutres sur le plan idéologique, et pourquoi ne pourrait-on pas en débattre sereinement?

Maintenant, JYB a certainement raison de vouloir éviter que nous coupions les cheveux en quatre, et il est vrai que l'on peut discuter des heures sur le supposé sens politique ou philosophique de détails sur lesquels ni le scénariste ni le dessinateur ne se sont posés de questions. Peut-être même que cela les ferait bien rire de savoir que des gens, des années après leur mort, se prennent la tête avec des choses qui ne leurs sont jamais venues à l'esprit... (je parle pour moi là! :roll: )

Petit apparté concernant Tintin :

L'Etoile mystérieuse, dans sa première version, était clairement antisémite. Le journal bruxellois Le Soir étant sous le contrôle des Nazis durant les années noires, la question est de savoir si Hergé s'est abandonné à ces dérives de son plein gré, s'il avait la possibilité de dire non... Mais là, on sort du cadre de la BD aeronautique, et je ne m'aventurerai pas plus loin sur ce terrain miné.

En ce qui concerne Tintin au Congo, je ne crois pas du tout qu'il s'agissse d'un ouvrage à caractère raciste, au contraire. Il ne faut évidemment pas le lire en fonction des normes du début du XXIème siècle : l'ouvrage est imprégné des clichés du colonialisme, mais en même temps, les Noirs ne sont pas systématiquement présentés sous un jour dégradant, et les méchants, ce sont des mafieux de Chicago qui cherchent à les exploiter. Si comme dit, on peut reprocher à Hergé l'antisémitisme l'Etoile Mystérieuse, il s'est paradoxalement toujours montré le défenseur des groupes ethniques extra-européens : indiens d'Amérique du Nord dans Tintin en Amérique (les méchants sont les mafieux et les businessmen blancs qui veulent déposséder les Indiens de leur terres), Chinois dans Le Lotus Bleu, où ce sont les japonais et les autorités britanniques corrompues de Shangaï qui sont fustigés, Musulmans soudanais réduits en esclavage par des trafiquants blancs dans Coke en stock etc...

Voila pour la parenthèse Tintin, excusez-moi pour cette digression, et retour aux avions!
JYB
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Message par JYB »

Je redis que je n'empêche pas toute personne intéressée de débattre autour du thème des idées politiques et/ou religieuses des auteurs de BD, à travers leurs oeuvres. Je ne dis pas non plus que c'est inintéressant. Dans le cadre du forum AeroPlanete, c'est même un endroit idéal pour en parler (à moins que Julien mette le "holà" ?) et Laurent puis Radada ont sûrement eu raison de lancer le débat.
Mais personnellement, c'est une discussion qui risque de m'emmener très loin et de monopoliser beaucoup de mon temps, alors que j'ai vraiment des tas de choses concrètes à faire à la place. Désolé...
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blue angel
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Message par blue angel »

radada_1 a écrit :En ce qui concerne Tintin au Congo, je ne crois pas du tout qu'il s'agissse d'un ouvrage à caractère raciste, au contraire.
:shock:

Si peu ! Et le language ? "Li missié li parti !" Et à la fin, les Noirs du village qui vénèrent Tintin, seul homme blanc !
Je veux pas en faire un plat, mais bon... :? :?
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juliet-fox
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Message par juliet-fox »

Bonjour à tous,
Tout à fait d'accord avec JYB. Certes, les auteurs ont leurs convictions, comme chaque lecteur. Mais je rejoins JYB à propos de JM Charlier. C'était avant tout un conteur né. L'Histoire, avec un grand H, c'était de Gaulle qui, dans le prolongement de ses prédécesseurs, dotait l'Armée de l'Air Française (et l'Aéronavale) de moyens dignes de ce nom (Mirages III, Mirage IV, Porte-aéronefs, Etendards, Super-Etendards, etc...
Les scénaristes font leurs histoires avec l'actualité. Et pour des BD dont les héros sont des hommes au service de la Nation, il est délicat de leur faire accomplir des missions qui, après coup, s'avéreraient dégradantes.
Je n'ose pas imaginer Buck Danny balancer un missile sur une école irakienne ou par mégarde sur un avion de ligne bourré d'innocents. C'est pourtant un des risques du métier. Mais, nous lecteurs, préférons des exploits héroiques au sens positif du terme.
Et pour en revenir à Charlier, s'il était né en Russie, ses personnages auraient vaillamment piloté des Migs 15, 17, 19, 21, 29 ou des Sukkhoi. Et servi de nobles causes au nom de l'Union Soviétique. On ne l'aurait pas vu bombarder des civils Afghans.
L'intérêt du journal Pilote, co-dirigé par Goscinny et Charlier, c'est que des histoires à suivre comme Astérix, Tanguy, etc, soumises à certaines conventions et contraintes, cotoyaient des histoires courtes ou à suivre plus satiriques : Cabu, Reiser, Gébé, Alexis, Gotlib, étaient-là pour faire contrepoids et faire de la critique sociale ou politique à travers la BD (essentiellement par de courts récits).
Vraiment, j'aime beaucoup les récits que concoctaient Charlier. (Dans Blueberry, le même auteur, cotoyant Jean Giraud le contestataire, brosse une vision de l'armée (la cavalerie, certes) yankee très loin de celle que sert Buck Danny.
Je ne pense pas qu'il y avait volonté d'influencer quiconque. Mais de rendre crédibles les histoires et leurs personnages.
Amicalement
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