Je me permets une intervention un peu "savante", qui n'a pas pour l'objet de "noyer le poisson" ou de discréditer tel ou tel point de vue, mais qui me semble utile parce que je pense que nous manions ici des concepts que nous n'avons pas définis, et qui structurent pourtant nos jugements respectifs. Je pense intéressant de faire une sorte d'
a parte réflexif pour aider chacun à (peut-être) mettre des mots plus précis sur ce qu'il entend dire, et peut-être ainsi contribuer à un débat plus clair et moins passionné. Nous pensons parler de la même chose, mais je suis loin d'être sûr que ce soit le cas!
Nemo a écrit :A la lecture de ces derniers échanges, je crois surtout que l'on confond un peu trop facilement documentation et réalisme.
Qu'est-ce qu'une BD "réaliste" (et a fortiori
ultra-réaliste)? La question me semble bien plus compliquée qu'elle en en a l'air. Tout dépend de la définition qu'on donne à ce fameux "réalisme", et je pense qu'il y a à peu près autant de définitions que de lecteurs, d'où sans doute des incompréhensions, puisque nous utilisons le même terme pour désigner des choses parfois très différentes.
Petite revue de sens plus ou moins communs du terme:
# En littérature, le réalisme est à la base un courant littéraire qui refuse toute forme d'idéalisation (comme le faisait au contraire le romantisme, par exemple)
# En peinture, c'est un courant qui décide de montrer la vie courante et la vie sociale, et non plus des natures mortes ou des faits royaux, épiques ou mythologiques
# On retrouve ces deux idées dans le réalisme ou le néoréalisme au cinéma, qui entend montrer "la vraie vie"
# En bande dessinée, le terme est en outre utilisé pour distinguer certains styles graphiques: le dessin "réaliste" réfère essentiellement au mode de dessin des personnages (respect des proportions, notamment) et se distingue du dessin "humoristique" qui s'autorise déformation et caricature (les fameux "gros nez").
Par-dessus des acceptions plus ou moins historiques et partagées s'ajoutent des questions différentes, au c?ur de notre discussion ici: celle de la conformité (ce qui est représenté est-il semblable, conforme à la réalité) et celle de la vraisemblance (ce qui est représenté pourrait-il se produire dans la réalité), qui rejoint celle de la crédibilité (on ne sait pas si cela peut arriver, mais puis-je croire que cela pourrait arriver). Le tout dans un contexte organisationnel et technique particulier (l'aviation militaire).
Vous prenez tout cela, vous mélangez, et vous vous retrouvez en grande difficulté quand il s'agit de dire si
Centaures (ou une autre série) est ou non une BD parfaitement réaliste! Là où l'un reprochera le manque de conformité, l'autre appréciera le caractère plus ou moins vraisemblable de telle scène, etc.
Construire un récit "réaliste" sous tous ces angles est un véritable challenge, et il n'est pas sûr que cela donne au final une bonne BD. Le réalisme-conformité à la réalité est le premier sacrifié au profit de la vraisemblance, sans quoi on ne pourrait jamais rien raconter d'original mais juste faire du reportage, et parce qu'il faudrait 4 pages pour raconter le démarrage de l'avion (ou même plus, en fonction du degré de détail dans lequel on estime devoir descendre), ce qui ôte autant d'espace pour raconter des choses intéressantes. Donc on raccourcit et on
évoque plus qu'on ne détaille (on met un bout de dialogue technique pour "faire vrai", mais pas tout le dialogue, par exemple). La vraisemblance, ensuite, est elle-même compliquée à gérer: vraisemblable par rapport à qui? Ce qui sera "vraisemblable" dans une histoire aéronautique risque bien d'être très différent suivant qu'on pose la question à un pilote de chasse, un historien ou une infirmière...
"Valider" une BD réaliste devient dès lors à peu près aussi compliqué. Les pilotes supposés avoir "validé"
Centaures ont dû le faire sous quel angle: est-ce en tous points identique à la réalité? cela ressemble-t-il un peu à la réalité? les gens peuvent-ils penser que la réalité pourrait parfois ressembler à cela? Etc. Si le champ d'action de l'instance de validation est mal défini, on arrive rapidement à une procédure de validation problématique, soit que le "valideur" ne sait pas ce qu'il doit valider (et ne dit finalement pas grand chose d'intéressant pour ne vexer personne surtout qu'il serait incapable d'écrire une histoire ou de dessiner aussi bien, donc par politesse il fait trois remarques et basta), soit qu'il a effectué sa validation sous une dimension qui n'est pas nécessairement celle qu'on attendait. Je n'ai strictement aucune idée de la manière dont cela s'est fait pour
Centaures, ni de si cette validation a été mal définie. Mais cela pourrait expliquer l'étonnement de certains intervenants ici par rapport à la "validation" utilisée par l'éditeur (et par la Défense) comme argument dans la communication marketing autour de l'album...
Chacun a, dans ses critiques, assurément raison, de son point de vue et compte-tenu de ses connaissances et de son expérience, et aussi compte-tenu de ce qu'il regarde (si j'étais botaniste, peut-être trouverais-je que la végétation des îles Amandine est particulièrement crédible). Chacun trouvera pertinent et légitime l'angle sous lequel il commente la BD (et c'est légitime: je ne prétends absolument pas dire à quiconque comment il doit se forger son propre avis sur quoi que ce soit!). Mais je pense que nous nous comprendrions mieux si nous nous entendions sur les critères que nous utilisons dans nos jugements, et la manière de les apprécier. On croit débattre ici de la qualité de
Centaures, mais je pense qu'en réalité, à travers cette BD, nous confrontons nos définitions respectives de ce qui fait une bonne (ou une mauvaise) BD et des critères qui nous semblent importants.
C'est passionnant, mais ne reprochons pas aux auteurs (qui ne m'ont pas payé pour que je dise ceci!
) nos désaccords éventuels sur cette question. Peut-être un fil "qu'est-ce qu'une bonne BD aéro" serait un lieu de discussion utile à créer sur le forum?